Avocate associée du cabinet Avanty, Nelly Jean-Marie est experte en rémunération et avantages sociaux. Pour Décideurs, elle revient sur l’Accord national interprofessionnel sur le partage de la valeur signé par la quasi-totalité des organisations syndicales et patronales.

 

Décideurs RH. Qu’est-ce que l’Accord national interprofessionnel (ANI) signé en 2023 change concernant le partage de la valeur ?

Nelly Jean-Marie. Conclu le 10 février 2023 entre les organisations syndicales patronales (Medef, CPME, U2P) et salariales (CFDT, FO, CFE-CGC et CFDT, à l’exception de la CGT), cet ANI apporte un souffle nouveau pour les dispositifs dits d’épargne salariale. Le projet de loi qui doit retranscrire le plus fidèlement possible cet accord a déjà été discuté et adopté par l’Assemblée nationale en juin dernier. C’est au tour du Sénat de se prononcer courant octobre pour une promulgation annoncée avant la fin de l’année.

"De prime abord, aucun changement radical, mais l’objectif est clair : encourager et généraliser davantage le partage de la valeur au sein des entreprises, en repartant de l’existant pour l’essentiel, tout en innovant sur certains aspects."

En soi, le concept n’est pas nouveau puisque des dispositifs de partage de la valeur existent de longue date. On peut citer notamment l’intéressement depuis 1959 et la participation depuis 1967, cette dernière étant obligatoire pour les entreprises d’au moins 50 salariés. Ces dispositifs sont précisément au cœur de l’ANI, afin de les rendre plus attractifs et accessibles aux salariés des TPE/PME qui en sont majoritairement dépourvues. Dans le prolongement des mesures favorables déjà adoptées au cours des cinq dernières années, la volonté clairement affichée est de remettre sur le devant de la scène ces dispositifs, souvent perçus comme complexes, à l’heure où le contexte social et économique exige de mieux associer les salariés aux performances et aux résultats de l’entreprise.

Comment cela se traduit-il pour les entreprises de moins 50 de salariés ?

La généralisation des mécanismes de partage de la valeur passe par toute une série de mesures dédiées aux entreprises de moins de 50 salariés, dans la mesure où celles-ci échappent jusqu’à présent au dispositif de participation obligatoire. À cet effet, les branches professionnelles sont de nouveau mises à contribution : après la négociation qui leur avait déjà été confiée d’accords "clés en main" pour en faciliter le recours au sein des petites entreprises, celles-ci vont devoir ouvrir une nouvelle négociation avant le 30 juin 2024 pour permettre expressément aux entreprises de moins de 50 salariés de déroger à la formule légale de participation. Cette mesure vise à accorder une certaine souplesse et maîtrise budgétaire aux entreprises qui décideraient de mettre en place un dispositif de participation, alors qu’elles n’y sont pas tenues, le cas échéant en retenant une formule moins favorable que la loi.

Outre cette mesure incitative, des mesures plus contraignantes sont prévues pour les entreprises d’au moins 11 salariés, non soumises à l’obligation de mettre en œuvre un accord de participation. Elles devront mettre en place un dispositif du partage de la valeur dès lors qu’elles s’avèrent "profitables". En l’occurrence, l’élément déclencheur serait l’atteinte d’un bénéfice net fiscal d’au moins 1 % du chiffre d’affaires pendant a minima trois années consécutives. Elles auraient alors le choix de mettre en place, au titre de la quatrième année, soit un dispositif de participation, soit d’intéressement, soit un plan d’épargne salariale ou de retraite, ou encore une prime de partage de la valeur. Cette mesure pourrait entrer en vigueur en 2025 conformément à l’ANI, ou bien dès 2024 (si les trois derniers exercices ont généré un bénéfice suffisant) si la loi privilégie une application plus immédiate.

Les entreprises de plus de 50 salariés vont-elles connaître des changements ?

De fait, la plupart des entreprises ou UES d’au moins 50 salariés sont déjà équipées a minima d’un dispositif de participation obligatoire, parfois doublé d’un accord d’intéressement facultatif. Afin de les challenger davantage dans leur redistribution des profits, il est prévu qu’en cas de bénéfice exceptionnel, elles devront allouer aux salariés un supplément de participation ou d’intéressement, ou alors engager une discussion en faveur d’un mécanisme de partage additionnel. Le principe est ainsi posé : distribuer plus aux salariés si l’entreprise réalise plus de bénéfices que prévu.

En revanche, il appartiendra à l’entreprise de définir ce qui constitue un "bénéfice exceptionnel". Une négociation devrait être engagée à ce sujet avant le 30 juin 2024. La définition de l’augmentation exceptionnelle du bénéfice sera a priori libre, mais devra logiquement prendre en compte, notamment les critères suivants : taille de l’entreprise, secteur d’activité, bénéfices réalisés lors des années précédentes, événements exceptionnels externes à l’entreprise, etc.

Que va devenir la prime de partage de la valeur ?

Cette prime héritée de la crise des Gilets jaunes, désormais bien connue sous le sigle "PPV" (et parfois encore dénommée "prime Macron") va être prorogée au moins pour trois ans, avec un traitement fiscal et social toujours globalement avantageux, en particulier pour les salaires inférieurs à trois smic et les entreprises de moins de 50 salariés. Le principal changement à venir serait la possibilité de prévoir son placement au sein des plans d’épargne salariale ou retraite, en bénéficiant d’une exonération d’impôt et également d’un éventuel abondement de l’employeur.

L’actionnariat salarié est-il concerné par la réforme ?

À l’instar de la loi Pacte de 2019, bon nombre de mesures visent en effet à promouvoir le développement de l’actionnariat salarié. à titre d’illustration, il est envisagé d’accroître les possibilités d’attribution d’actions gratuites à l’ensemble des salariés. Aujourd’hui fixé à 30 % du capital social, le plafond de distribution collectif serait rehaussé à 40 %. Sur le plan individuel, la limite de détention fixée à 10 % du capital social serait appréciée plus souplement en ne tenant compte que des titres sont détenus depuis moins de sept ans.

D’autres mesures visent l’actionnariat indirect, pratiqué à travers les FCPE, notamment afin de favoriser les investissements dans la transition énergétique et écologique ou socialement responsable. Les règles de gouvernance des FCPE sont également revisitées pour améliorer l’information des salariés épargnants et responsabiliser davantage les sociétés de gestion qui devront justifier chaque année de leur politique d’engagement actionnarial et en rendre compte devant le conseil de surveillance. Là encore, pas de bouleversement majeur, mais une série de mesures visant à adapter ces dispositifs aux objectifs sociétaux actuels.

Quelle est la vraie nouveauté de cet ANI?

À l’évidence, la vraie nouveauté réside dans le plan de partage de valorisation de l’entreprise. Il s’agit d’un dispositif alternatif intéressant pour les entreprises qui ne pourraient ou ne souhaiteraient pas (ou plus) déployer d’actionnariat salarié à proprement parler, notamment pour des raisons de gouvernance et de maîtrise du capital. Tout en éludant ces contraintes, le PPVE permettrait de verser aux salariés une prime dont le montant serait indexé sur l’évolution de la valorisation de l’entreprise, au terme d’une période de trois ans. autrement dit, les partenaires sociaux et le législateur s’apprêtent à fixer le cadre juridique d’une nouvelle forme d’actionnariat "fictif" ou "virtuel".

En pratique, le procédé est déjà connu dans certaines entreprises, sous la forme d’actions dites "fantômes" ou encore "phantom shares", notamment lorsqu’elles appartiennent à des groupes internationaux souhaitant appliquer une politique d’actionnariat "monde", sans forcément s’astreindre à appliquer toutes les spécificités de la législation française. Ainsi, des plans de bonus ou LTI ont pu être mis en place dans cette optique, en prenant comme base de calcul la valorisation de l’entreprise ou du groupe au cours d’une certaine période. à la manière des régimes de retraite supplémentaire dits "article 82", ces dispositifs nés de la pratique présentent l’avantage d’offrir énormément de souplesse, tant dans le choix des bénéficiaires, des critères, que des montants et des échéances. Mais ils ne sont éligibles à aucun avantage fiscal ou social, la somme perçue devant in fine être traitée comme du salaire, faute de régime juridique spécifique.

"L’ANI et sa prochaine transposition législative vont ainsi permettre une "légalisation des phantom shares" et une démocratisation de ces mécanismes au profit des salariés, le tout assorti d’un régime social et fiscal attractif."

Le PPVE devrait ainsi rejoindre le rang des nouveaux sigles à retenir pour les spécialistes RH et C&B. à ne pas confondre avec la PPV qu’il pourrait bien venir concurrencer dans certains cas, sous réserve d’une ingénierie plus complexe dans sa mise en œuvre en amont, mais potentiellement compensée par de nombreux mérites sur le long terme.

Des mesures restent-elles inchangées ?

Oui, on notera que le principe de non-substitution est rappelé avec fermeté, voire renforcé pour la participation. Quel que soit le dispositif de partage de la valeur, il doit en principe être appréhendé comme un véritable plus dans le package de rémunération, sans jamais pouvoir se substituer à un élément de rémunération préexistant, sauf si ce dernier a été supprimé auparavant depuis au moins douze mois. D’autres mesures permettent d’entériner certaines pratiques ou tolérances administratives, telles que la possibilité d’accorder, à certaines conditions, des avances de primes d’intéressement et de participation, ou encore la faculté d’introduire un salaire plancher ou plafond au stade de la répartition des primes en fonction de la rémunération.

Actionnariat salarié, dividende salarié, que choisir côté employeur ?

Il n’y a pas de choix qui s’impose en tant que tel, un tel arbitrage doit naturellement être mené en fonction de plusieurs paramètres propres à chaque entreprise (nombre de salariés, secteur d’activité, objectifs de croissance, typologie d’actionnariat, dispositifs de partage de la valeur préexistants ou non, etc.). Cela étant, la question posée oblige à faire état d’un constat : si l’actionnariat salarié existe en tant que tel et s’avère être juridiquement très encadré, le "dividende salarié" est une promesse de campagne présidentielle qui fait débat. On conçoit pourtant bien l’idée dans son principe : dès lors qu’une entreprise verse des dividendes importants à ses actionnaires, elle serait tenue de verser un équivalent à ses salariés. Cela pourrait d’ailleurs se faire grâce aux dispositifs existants, par exemple, sous forme de prime supplémentaire de participation ou d’intéressement.

Ce concept n’a toutefois pas reçu le succès escompté du côté des partenaires sociaux qui l’ont perçu comme une source de confusion. Cela figure très clairement dans l’ANI de février 2023, les syndicats y ont exprimé leur refus explicite de promouvoir le dividende salarié en tant que tel. En tout état de cause, la notion de dividende en droit du travail existe de longue date, à telle enseigne que les dispositions en matière d’intéressement, de participation et d’épargne salariale sont regroupées dans le Code du travail au sein d’un livre III intitulé "Dividende du travail : intéressement, participation et épargne salariale". Ainsi, ces mécanismes préexistants, et en particulier la formule légale de participation, sont déjà des outils permettant d’attribuer une forme de dividende propre aux travailleurs, en parallèle du dividende classiquement lié à la détention du capital.

Peut-on encore se passer en 2023 d’un plan de partage de la valeur en entreprise ?

De façon générale, une politique de rémunération qui se veut attractive, compétitive, moderne et pertinente implique de prévoir au moins un dispositif de partage de la valeur parmi les autres modes de rémunération. Bien plus qu’une contrainte, il faut y voir une opportunité pour mieux attirer les talents, fidéliser et motiver les salariés, mais aussi un élément moteur pour la croissance de l’entreprise. Sur le plan juridique, il n’y avait pas d’obligation jusqu’à présent pour les entreprises de moins de 50 salariés, mais on sait que beaucoup ont déjà eu recours spontanément à la PPV, et celles d’au moins 11 salariés qui réalisent de façon stable un bénéfice suffisant vont bien devoir franchir le cap ! À bien y regarder, l’entreprise est déjà un lieu de partage de valeurs dans tous les sens du terme, qu’il s’agisse de valeurs humaines, éthiques, sociologiques, ou encore idéologiques, il n’y a donc rien d’étonnant à stimuler davantage ce partage sur le plan économique.

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