Soignants, patients, organisations, nombreux sont ceux à craindre la "financiarisation" de la santé. Les bénéfices sont pourtant multiples. Offre de soins améliorée et sauvegardée grâce à plus de temps et de moyens pour les praticiens, des rendez-vous mieux gérés, davantage d’équipements et d’innovations pour les patients. Zoom sur les bienfaits d’un sujet qui divise.
"Financiarisation" de la santé, les bienfaits d’un phénomène décrié
À l'occasion de la publication de son rapport "Charges et produits 2024" en juillet dernier, la Caisse nationale de l'assurance maladie (Cnam) analysait le phénomène de la financiarisation. Thomas Fatôme, son directeur général, le définissait comme "la prise de contrôle d’une offre de soins […] par des acteurs financiers". Si la Cnam entend "observer et réguler" ce mouvement de consolidation, c’est notamment parce que celui-ci s’invite dans de nombreuses spécialités de santé.
Soigner avec son temps
"Les consolidations en santé sont-elles une bonne ou une mauvaise idée ?", voici une question d’actualité. Pour le docteur Thomas Poisson, président du groupe des Centres de médecine nucléaire (CMN), le sujet revient au cœur des discussions, comme à chaque fois qu’une évolution structurelle intervient dans ce secteur. Toutefois, cet enjeu de taille doit être compris par toutes les parties prenantes : "Cette tendance de fond se poursuivra, l’objectif est de s’assurer du poids des médecins dans la gouvernance et la meilleure prise en charge des patients".
"Cette tendance de fond se poursuivra, l’objectif est de s’assurer du poids des médecins dans la gouvernance et la meilleure prise en charge des patients"
Dès la fin des années 90, les regroupements dans le secteur de la santé s’intensifient. En bonne place, les établissements de soins, suivis de près par la biologie médicale et la radiologie. Il faut dire que la progression de ce mouvement de consolidation va de pair avec le vieillissement de la population, un accroissement des maladies chroniques et diverses tensions sur les professions médicales et paramédicales. "Les détracteurs sont nombreux à craindre les pressions financières ou la perte de contrôle des praticiens sur leur outil de travail", indique Julie Vern Cesano-Gouffrant, avocate associée du cabinet Winston & Strawn. Elle rassure pourtant, "les investisseurs, s’ils sont soigneusement choisis, sont là pour aider les professionnels, notamment à se structurer et à se développer" dans un système de santé trop souvent à bout de souffle.
Ni éthiques ni vertueux, s’abstenir
Entre prises de parole et tribunes, certaines organisations professionnelles de santé appellent, à juste titre, à la régulation adéquate de ces opérations. Si l’importance du contrôle est de mise, le rôle des acteurs qui structurent ces modèles est essentiel. Avec 32 ans d’opérations de consolidation au compteur, Gilles Bigot, associé du cabinet Winston & Strawn, en est un exemple. L’avocat précise que "dans ce maquis réglementaire, la connaissance des régulateurs, de leur position et de l’histoire du secteur économique de la santé est un vrai enjeu, un atout indispensable". Il ajoute que "la consolidation, avec investisseurs financiers ou non, a permis aux praticiens concernés de rendre l’offre de soins bien plus performante face à une demande accrue, d’investir dans des équipements lourds et/ou coûteux et, en fin de parcours, de valoriser l’outil de travail de toute une vie professionnelle dédiée aux patients". En outre, cette valorisation permet de diminuer l’inquiétant phénomène de désertification médicale en conservant des cabinets dans des implantations locales.
"Si certains investisseurs sont opportunistes, d’autres souhaitent investir dans la santé en y portant et développant une mission sociétale"
Julie Vern Cesano-Gouffrant constate également que "si certains investisseurs sont opportunistes, d’autres souhaitent investir dans la santé en y portant et développant une mission sociétale, ce que les praticiens, pourtant très preneurs, n’ont malheureusement pas la possibilité matérielle ou financière de faire. Nous constatons tous les jours les bienfaits et satisfactions apportés par les groupes que nous assistons, notre éthique consistant à n’assister que des réseaux vertueux, vers lesquels nous pourrions adresser nos proches". Au-delà des moyens financiers en jeu, l’actualité a prouvé que les projets qui ne sont pas fondés sur la qualité du service s’effondraient. Entre les scandales de maltraitance dans les maisons de retraite et les centres de soins épinglés pour des actes frauduleux, tous sont rappelés à l’ordre. À la tête de la société Antromax, et forte d’une expérience de près de trente ans dans le private equity, Cécile Nguyen Cluzel souligne ainsi que les avancées se feront avec "de vrais entrepreneurs en santé aux manettes de groupes qui auront les moyens financiers d’investir dans les nouvelles technologies améliorant le parcours de soins et l’efficience des organisations". Des réseaux qui ne peuvent prospérer "que si le patient reste la boussole du développement", insiste-t-elle.
Transformation technologique
"Jusqu’à présent, les indépendants comme les réseaux ont toujours disposé de bons matériels. Toutefois, la rencontre récente entre le monde médical et le monde non médical amène de nouvelles perspectives", rappelle Daniel Einhorn, fondateur du réseau de 200 cliniques vétérinaires Sevetys. Avec les objectifs de haute qualité qu’ils se fixent et leurs budgets appréciables, les fonds d’investissement favorisent toutefois des innovations foisonnantes. Édouard de Beaufort, managing director du family office Caravelle, évoque ainsi l’importance de la digitalisation du parcours patient pour soigner de façon plus efficace et agile. Outre le financement d’une offre de téléconsultation dans les déserts médicaux et autres équipements dernier cri, "nous avons investi dans un module de prise d’empreinte numérique dentaire. Ici, la pâte dentaire est remplacée par une caméra qui envoie directement au prothésiste les dimensions de la pièce à produire", ajoute-t-il.
Autre exemple avec le groupe CMN, qui investit massivement dans la cybersécurité et les nouvelles technologies. "On retrouve de l’IA dans les machines d’imagerie pour une meilleure qualité d’image et d’analyse, ce qui induit une réduction du temps d’examen mais aussi des doses d’injection au patient", précise Thomas Poisson.
"Les sujets ESG ne sont plus une option mais une obligation"
Qualité, attractivité, confraternité
"Les sujets ESG ne sont plus une option mais une obligation", affirme Édouard de Beaufort. Tandis que les soignants se concentrent sur les soins, les investisseurs financiers placent notamment les sujets extra-médicaux en haut de la pile. "Les investisseurs sont aussi là pour aider les praticiens à établir et suivre une véritable politique RSE, à commencer par un mapping des améliorations à mettre en place en matière de politique d'achats durables, maîtrise de l’énergie ou retraitement des déchets médicaux en vue d’une décarbonation du secteur, clé pour la santé environnementale", indique Julie Vern Cesano-Gouffrant. Les initiatives en la matière se multiplient et les investissements en QVT se consolident. Cécile Nguyen Cluzel affirme que "si l’on veut construire de vraies entreprises de santé, il faut offrir de la mobilité, des possibilités d’évolution, une culture d’entreprise et des process RH solides". Entre autres.
De fait, les professions médicales sont désormais réputées pour la crise qui les touche. Daniel Einhorn pointe du doigt le taux élevé de burn out chez les vétérinaires. Dans cette profession, où il faut assurer une continuité de soins 24h/24h, les candidats se font de plus en plus rares. D’où l’intérêt de les soutenir au quotidien "avec des process qui allègent les pressions". La santé mentale tient également à la façon dont ils gèrent leur travail : "Grâce à la notion d’actionnariat médical, le vétérinaire libéral reste maître de sa pratique tout en bénéficiant du soutien de la communauté d’associés du réseau". Avec un salariat vétérinaire en forte hausse et un déclin de l’attrait pour la direction de clinique, de nombreux libéraux quittent leur cabinet sans repreneur. La consolidation se révèle alors nécessaire pour garantir la transmission. Dans ce contexte, Gilles Bigot ajoute que "la formule clé se situe entre le meilleur des deux mondes" à la croisée du médical et du financier, et ce, que l’on se positionne en faveur ou contre les consolidations.
Léa Pierre-Joseph